(note reprise dans l'almanach : aller lire la version enrichie)
5 fonctions latentes du travail
Ce qu'il m'apporte, ou devrait m'apporter, au-delà du salaire
Lorsqu’une usine de textile ferme en 1930 dans le village de Marienthal en Autriche, un chômage de masse s’installe avec des conséquences nombreuses sur la vie individuelle et collective.
C’est l’occasion de mener une vaste étude sur le travail et ce qu’il apporte aux gens, au-delà des aspects purement financiers. Ses auteurs, trois sociologues ou psychologues sociaux la publient en 1933 sous le titre Les Chômeurs de Marienthal1.
Ainsi, le travail contribue à cinq grandes fonctions non économiques2 :
- une structure temporelle
- un réseau social
- un développement des compétences
- une construction de l’identité
- une flexibilité psychique
Le travail m’aide à percevoir le temps. Sa structure temporelle est fractale, elle joue à plusieurs échelles. En dissociant le temps de travail et le temps de repos, j’organise ma journée, ma semaine, mon année et ma vie. Ainsi, en fonction de mon rythme quotidien, je peux imaginer des activités annexes, notamment autour des enfants. Idem en fonction de mon rythme hebdomadaire... À l’échelle de l’année, les congés rythment aussi ma vie et nécessitent de la planification. Enfin, les grandes périodes de ma vie et ma projection dans la retraite sont aussi très dépendantes de mon travail. Si je deviens durablement au chômage, comme les gens autour de moi, je perds « toute possibilité matérielle et psychologique d’utiliser ce temps. N’ayant plus à [me] hâter, [je n’entreprends] plus rien non plus et [glisse] doucement d’une vie réglée à une existence vide et sans contraintes. »
Questions : Que se passe-t-il lorsque cette séparation n’est plus très présente, par exemple dans un travail plus entrepreneurial ? Ou bien lorsque le travail occupe tout l’espace quotidien, hebdomadaire ou annuel ?
Le travail est une instance forte de socialisation3 — au même titre que la famille, les amis, les voisins et la vie associative. C’est une opportunité de rencontres multiples : collègues, clients, fournisseurs, concurrents... Malgré une séparation parfois marquée entre la sphère personnelle et la sphère professionnelle, du lien se crée au travail. Je peux y partager parfois mes coups durs ou mes fiertés, et il y a souvent une forme de soutien. En France notamment, où la pause déjeuner est souvent bien marquée, c’est un moment de connexion sociale. D’autres se voient plutôt juste après le travail... Le lien social a été démontré4 comme le facteur principal de bonheur à long terme, et le travail peut y contribuer.
Questions : Que se passe-t-il lorsque le travail se fait 100 % en autonomie ? Ou bien lorsque je suis plongé dans un milieu très différent du mien et que j’ai peu de culture commune ?
Le travail est l’atelier du développement des compétences, qu’elles soient physiques, intellectuelles, sociales ou organisationnelles. Il peut valoriser mes propres talents et m’inviter à développer d’autres, à monter en compétences. Lorsqu’il s’associe d’une vraie reconnaissance du chemin accompli et qu’il trace un chemin d’évolution futur, il contribue fortement à la qualité de vie au travail.
Questions : Que se passe-t-il lorsque le travail ne remplit pas ce rôle de développement des compétences ? Ou bien lorsque je fais un « bullshit job » ou que je frôle le « bore-out » ?
Le travail est une occasion de construction de l’identité. Il est intéressant de voir qu’une des premières questions que l’on pose à quelqu’un tourne autour de son travail. Participer à un ouvrage individuel et collectif fournit des briques de construction de soi-même. Je peux y mettre de moi et je peux y découvrir du moi. Je peux aussi y trouver un sens profond. Lorsque je suis aligné, mon travail contribue à rendre possible ma vision du monde. À une autre échelle, mon travail peut me donner un sentiment d’appartenance à une communauté.
Question : Que se passe-t-il lorsque le travail ne contribue à rien de bon pour le groupe et que je ne l’ai pas choisi ? Ou bien si je suis un « slasheur » qui accumule plusieurs métiers très différents ?
Le travail est un espace d’entraînement de la flexibilité psychique. J’y suis confronté à des challenges techniques ou humains. Je peux y avoir régulièrement des problèmes nouveaux à résoudre. J’y découvre des gens qui ne pensent pas du tout comme moi. Chacun de ces défis est une occasion de mieux appréhender la complexité et la diversité du monde.
Questions : Que se passe-t-il lorsqu’il n’y a pas de renouveau dans mon travail ? Ou bien que les gens autour de moi sont tous mes clones et pensent comme moi ?
Ceci invite évidemment à bien soigner son entrée dans la retraite ou dans le chômage.
Mais au-delà de ça, les mouvements récents autour du freelance, du travail à distance, du slashing, de l’augmentation du temps de travail, des burn-outs et des bore-outs, des reconversions multiples posent de nombreuses questions à la lumière de ces cinq fonctions latentes.
Le futur du travail remplira-t-il toujours ces fonctions ?
À mon échelle déjà, en raison des choix que j’ai faits à propos de mon travail et de mon mode de vie, les formes que prennent certaines de ces fonctions sont intéressantes et probablement incomplètes.
Notes & références
-
M. Jahoda, P. Lazarsfeld et H. Zeisel, Die Arbeitslosen von Marienthal. Ein soziographischer Versuch über die Wirkungen langandauernder Arbeitslosigkeit, 1933. Traduit en français : M. Jahoda, P. Lazarsfeld et H. Zeisel, Les chômeurs de Marienthal, 1981. ↩
-
J-E. Grésy, V. Poisson, « Les 5 fonctions latentes du travail », RMS Magazine, 2016. ↩
-
D’après la Fondation de France. ↩
-
C’est l’une des plus longues études longitudinales : ça fait maintenant plus de 80 ans que ces personnes sont interviewées régulièrement. Il en reste moins d’une vingtaine vivantes. Vous pouvez voir ce TEDTalk qui en extrait les plus grands apprentissages. Cité déjà ici : ezer keneged. ↩
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