Hugues Le Gendre

(note n°371 du )

(note reprise dans l'almanach : aller lire la version enrichie)

Nuance

Éviter les idéaux boiteux qui trahissent la vie

Le loup des steppes1 est un ouvrage assez perturbant d’Herman Hesse. C’est un homme seul qui incarne le mal-être d’une génération qui ne trouve pas sa place dans les évolutions du monde. Comme tous les livres de Hesse, c’est un roman philosophique et initiatique puissant qui invite fortement à l’introspection.

J’en ai surligné de nombreux passages, mais aujourd’hui c’est celui-là qui m’intéresse :

Il est mauvais que l’humanité s’efforce de raisonner trop et cherche à ordonner au moyen de la logique des choses inaccessibles au raisonnement. Elle donne naissance à des idéaux comme ceux des Américains ou ceux des bolcheviks, tous deux extraordinairement rationnels, mais qui pourtant violent et appauvrissent terriblement la vie parce qu’ils la simplifient d’une manière tellement naïve.

Hesse y parle ainsi de la nuance comme remède à la création d’idéaux boiteux qui trahissent la vie.

C’est quelque chose qui m’interroge profondément. C’est en lien direct avec la double question qui me tiraille depuis quelques années : à quel moment dois-je tirer et à quel moment dois-je relâcher ?

Je l’ai cité ici de nombreuses fois : il y a au moins une dizaine d’apprenti-sages en lien direct sur cette entrée.2

C’est particulièrement prégnant à un moment où mes convictions écologiques et les décisions que j’ai prises en conséquence m’éloignent de certaines personnes que j’aime. Par exemple, j’ai arrêté de manger de la viande il y a plus de 3 ans et je choisis de ne pas en manger, même lorsqu’on m’invite quelque part. C’est évident très souvent un sujet de discussion. Une partie de moi est contente de l’avoir : c’est une forme de prosélytisme passif. Une autre partie le regrette chaque fois : j’apparais souvent comme extrémiste sur cette position. Et l’on m’a régulièrement fait cette remarque...

Je me dis systématiquement : est-ce que je manque de nuance sur le sujet ? Est-ce que je suis un Américain ou un bolchevik du sujet ? Est-ce que je trahis la vie avec un idéal boiteux ?

Je reconnais, mais peut-être uniquement intellectuellement, la puissance et la sagesse de la voie du milieu. Quelle est cette voie ici ?

Ce que quelqu’un considère comme extrème est tellement relatif à sa position actuelle3. Avant, je trouvais les véganes extrêmes, mais aujourd’hui, c’est un choix que je respecte, même si je n’y suis pas. Est-ce que c’est ça ma voie du milieu ? De ne pas encore être devenu végane... Ou bien est-ce que je devrais plutôt accepter de manger de la viande de temps en temps si on m’en sert et ne pas mentionner le sujet ?

Et c’est vrai au niveau sociétal : est extrême tout ce qui est en frange de la fenêtre d’Overton.4 Sur ce sujet précis, je suis minoritaire au global, mais majoritaire dans certaines communautés évidemment... Donc tout ceci est très relatif.

Dans le même livre, Hesse écrit aussi :

Chaque époque et chaque âge a sa notion d’éthique, de tradition, de cruauté, de beauté ou de bonté. La vie humaine devient vraiment difficile lorsque deux âges, deux cultures ou deux religions se chevauchent.

C’est probablement assez vrai, mais je crois aussi que c’est ce qui rend la vie intéressante. Neal Stephenson l’a écrit5 :

Les choses intéressantes se produisent à la frontière ou à la transition, pas au milieu où tout est pareil.

Je suis content d’essayer de vivre à cette frontière : c’est plus difficile, mais plus riche.

Et en seconde lecture, la citation initiale de Hesse invite aussi à une approche moins rationnelle et plus émotionnelle ou spirituelle. Pour un ingénieur bien cartésien comme moi qui essaie de prendre ce virage, c’est une belle invitation. Tout ne doit pas forcément être logique.

Notes & références

  1. H. Hesse, Steppenwolf, 2012.

  2. À relire : tirer et relâcher.

  3. Donner le droit de vote aux femmes était extrême il n’y a pas si longtemps, alors que c’est une évidence aujourd’hui... C’est d’ailleurs assez dingue qu’on ait attendu aussi longtemps pour le faire. La Turquie l’a fait avant la France !

  4. À relire : fenêtre d’Overton.

  5. À relire : à la frontière.

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Je m'appelle Hugues Le Gendre et je convertis les problèmes complexes de mes clients en opportunités d'agir autement et de nous transformer (eux et moi).

Mes notes d'apprenti-sage sont la collection des petites choses du quotidien qui me nourrissent, modifient mes modèles mentaux, affinent ma philosophie de vie et me guident sur mon chemin d'apprenti-sage.

Une partie d'entre elles a été réunie dans un almanach : une invitation quotidienne au développement personnel et professionnel. En partageant des théories et des pratiques, documentées précisément et mises en lien avec la vraie vie, et en posant une question importante par jour, il contribue à devenir plus conscient⸱e, s'examiner honnêtement et actualiser sa propre philosophie de vie. En tout cas, ça en a été l'effet sur moi et sur des milliers de lecteurs depuis que je publie mon journal !
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