Hugues Le Gendre

(note n°218 du )

(note reprise dans l'almanach : aller lire la version enrichie)

Les 3 questions de l'empereur

Pour Tolstoï, la réponse aux 3 questions de la vie

D’abord, un petit conte :

Un roi pensa, une fois, que s’il savait toujours le moment où il faut commencer chaque œuvre, s’il savait avec quelles gens il faut travailler, avec qui il ne le faut pas, et, principalement, s’il savait toujours quelle affaire est la plus importante, alors il n’aurait jamais d’ennuis. Après avoir réfléchi, le roi fit savoir dans tout son royaume qu’il donnerait une grande récompense à celui qui lui apprendrait comment savoir le temps opportun pour chaque affaire, quelles sont les gens les plus nécessaires et comment ne pas se tromper dans le choix de l’œuvre la plus importante de toutes.

Et des savants commencèrent à venir pour répondre à ces différentes questions.

À la première question, les uns disaient que pour connaître le temps opportun pour chaque affaire il faut se tracer d’avance l’emploi du temps, du mois, de l’année et le suivre strictement. C’est seulement alors, disaient-ils, que chaque chose se fait en son temps. Les autres disaient qu’on ne peut décider d’avance quelle chose il faut faire en tel temps, mais qu’il ne faut pas s’oublier dans des amusements stériles et être toujours attentif à ce qui arrive, et alors faire ce qu’exige le moment. Les troisièmes disaient que le roi aurait beau être attentif à ce qui arrive, un seul homme ne peut jamais décider sûrement en quel moment il faut faire telle ou telle chose, qu’il faut avoir le conseil d’hommes sages et, d’après ce conseil, voir ce qu’il faut faire et en quel temps. Les quatrièmes disaient qu’il y a des affaires pour lesquelles on n’a pas le temps d’interroger des conseillers et qu’il faut décider à l’instant si c’est le moment ou non de les commencer. Or pour le savoir, il faudrait savoir à l’avance ce qui arrivera ; et cela, seuls les mages le peuvent. De sorte que, pour connaître le temps opportun pour chaque affaire, il faut interroger les mages.

Les réponses à la seconde question furent aussi diverses. Les uns disaient que les hommes les plus nécessaires aux rois sont ses aides dans le gouvernement ; les autres nommaient les prêtres. Les troisièmes disaient que les hommes les plus nécessaires pour les rois sont les médecins ; ce sont les soldats, disaient les quatrièmes.

À la troisième question : quelle œuvre est la plus importante au monde ? Les uns répondaient les sciences ; les autres, l’art militaire ; les troisièmes, l’adoration de Dieu.

Vu la diversité des réponses, le roi n’accepta aucune d’elles et ne récompensa personne ; et, afin d’avoir une réponse sûre à ces questions, il résolut d’aller interroger un ermite, réputé pour sa sagesse.

Cet ermite vivait dans la forêt, ne sortait jamais, ne recevait que des gens simples. Aussi le roi s’habilla-t-il de vêtements pauvres et, avant d’arriver avec sa suite jusqu’à la cellule de l’ermite, il descendit de cheval et s’y rendit seul à pied.

Quand le roi s’approcha de l’ermite, celui-ci était devant sa cellule et retournait un massif. En apercevant le roi, il le salua et aussitôt se remit à creuser.

L’ermite était maigre et faible. Il enfonça la pelle dans la terre puis, ayant retourné le petit tas de terre, il soupira lourdement.

Le roi s’approcha de lui et lui dit :

— Je suis venu chez toi, sage ermite, pour te demander la réponse à trois questions : quel temps faut-il connaître et ne pas laisser échapper pour ne pas s’en repentir après ? Quels sont les gens les plus nécessaires et avec qui faut-il travailler plus, et avec qui moins ? Quelles sont les œuvres les plus importantes et par conséquent laquelle faut-il faire avant toutes les autres ?

L’ermite écouta le roi et ne répondit rien. Il cracha dans ses mains et, de nouveau, se mit à remuer la terre.

— Tu es fatigué, dit le roi, donne-moi la pelle, je travaillerai pour toi.

— Merci, dit l’ermite, et, lui donnant la pelle, il s’assit sur le sol.

Après avoir retourné deux massifs, le roi s’arrêta et répéta ses questions. L’ermite ne répondit rien, se leva et tendit les mains vers la pelle.

— Maintenant, repose-toi et moi je travaillerai, dit-il.

Mais le roi ne lui donna pas la pelle et continua à creuser. Une heure s’écoulait après l’autre, le soleil commençait déjà à se coucher derrière les arbres. Le roi, enfonçant la pelle dans la terre, dit :

— Je suis venu chez toi, homme sage, pour chercher la réponse à mes questions. Si tu ne peux me répondre, dis-le-moi, je m’en irai.

— Attends, vois, quelqu’un court ici, regarde qui ? dit l’ermite.

Le roi se retourna et vit que, de la forêt, en effet, accourait un homme barbu. Cet homme tenait les mains contre son ventre ; au-dessous des mains, le sang coulait. Quand il fut arrivé près du roi, l’homme barbu tomba à terre et, sans remuer, gémit faiblement. Le roi aidé de l’ermite ouvrit l’habit de cet homme.

Il avait au ventre une large blessure. Le roi le lava comme il put avec son mouchoir et une serviette et l’ermite la pansa. Mais le sang ne cessait de couler. Le roi remplaça plusieurs fois le pansement mouillé de sang chaud, de nouveau lava et pansa la blessure. Quand le sang s’arrêta, le blessé reprit connaissance et demanda à boire. Le roi apporta de l’eau fraîche et lui donna à boire. Cependant, le soleil s’était couché tout à fait et la fraîcheur était venue, c’est pourquoi le roi, avec l’aide de l’ermite, transporta l’homme barbu, dans la cellule, et le posa sur la couche de l’ermite. Là, le blessé ferma les yeux et parut s’endormir.

Le roi était si fatigué de la marche et du travail, qu’assis sur le seuil, il s’endormit aussi et d’un sommeil si profond qu’il dormit toute la courte nuit d’été. Quand le matin il s’éveilla, pendant longtemps il ne put comprendre où il était et quel était cet homme étrange, barbu, qui, couché sur le lit, le fixait de ses yeux brillants.

— Pardonne-moi, dit d’une voix faible l’homme barbu, quand il s’aperçut que le roi était éveillé et le regardait.

— Je ne te connais pas et n’ai pas à te pardonner, dit le roi.

— Tu ne me connais pas, mais moi, je te connais. Je suis ton ennemi, celui qui a juré de se venger de toi, parce que tu es mon frère et m’as ravi mon bien. Ayant appris que tu venais seul chez l’ermite, j’avais résolu de te tuer. Je voulais t’attaquer quand tu t’en retournerais, mais toute la journée se passait et je ne te voyais pas. Alors je sortis du traquenard pour savoir où tu étais et je tombai parmi tes compagnons. Ils m’ont reconnu et m’ont blessé. Je me suis enfui, mais en perdant mon sang, et je serais mort si tu n’avais pansé ma blessure. Je voulais te tuer, et toi tu m’as sauvé la vie. Si maintenant je reste vivant, et si tu le veux, je te servirai comme l’esclave le plus fidèle, et j’ordonnerai à mes fils d’agir de même. Pardonne-moi.

Le roi était très heureux de s’être si facilement réconcilié avec un ennemi, et d’en avoir fait un ami. Non seulement il lui pardonna, mais il lui promit de lui rendre son bien, et d’envoyer chercher ses domestiques et son médecin.

Après avoir dit adieu au blessé, le roi sortit sur le seuil pour chercher l’ermite. Avant de le quitter, il voulait lui demander une dernière fois de répondre aux questions qu’il lui avait posées.

L’ermite était dans la cour. Accroupi près du massif retourné la veille, il y ensemençait des légumes.

Le roi s’approcha de lui et dit :

— Pour la dernière fois, homme sage, je te demande de répondre à mes questions.

— Mais la réponse t’est déjà donnée, prononça l’ermite en s’asseyant sur ses mollets maigres et regardant de bas en haut le roi qui était devant lui.

— Comment, j’ai la réponse ? dit le roi.

— Certainement ! répondit l’ermite. Si, hier, tu n’avais pas eu pitié de ma faiblesse et n’avais pas remué pour moi ce massif, si tu étais retourné seul, ton ennemi t’aurait attaqué et tu te repentirais de n’être pas resté avec moi. Alors le temps le plus opportun était pendant que tu remuais le massif, et moi j’étais l’homme le plus important, et l’œuvre la plus importante était de me faire du bien. Et après, quand l’homme est accouru, le temps le plus opportun était quand tu le soignais, car si tu n’avais pas pensé sa blessure il serait mort sans se réconcilier avec toi. Alors l’homme le plus important c’était lui ; et ce que tu lui as fait était l’œuvre la plus importante. Ainsi, souviens-toi que le temps le plus opportun est le seul, immédiat, et il est le plus important parce que c’est seulement à ce moment que nous sommes les maîtres de nous-mêmes ; et l’homme le plus nécessaire est celui avec qui l’on se rencontre à ce moment, et l’œuvre la plus importante, c’est de lui faire du bien.

– Léon Tolstoï1

C’est surprenant de trouver ce conte chez Tolstoï. On dirait une parabole ou une métaphore de la spiritualité orientale.

On retrouve dans ce conte l’importance du moment présent, qui est le seul moment qui existe. Soigner la société ou le monde commence par de petites choses2 : être présents aux gens autour de soi, les servir3 et les aimer4.

Il ne déroge pas à la tradition : la réponse était déjà là et c’est l’être éveillé qui en a conscience et nous la souligne.

On y trouve aussi une idée qui me plait : la route de la quête peut nous emmener loin, mais le trésor que l’on recherche — l’enseignement, la réponse, etc. — est souvent sous notre nez depuis le début. C’est simplement un changement de croyance, de carte du monde5, de point de vue, de paire de lunettes qui nous permet d’en prendre conscience.

Le moine Thich Nath Hanh1 a commenté6 ce texte et nous conseille la pleine conscience pour atteindre cet objectif :

Servir la paix. Servir ceux qui sont dans le besoin. Le verbe servir est si vaste. Revenons abord à un échelon plus modeste : nos familles, nos camarades de classe, nos amis, notre propre communauté. Comment pouvons-nous vivre l’instant présent, vivre ici et maintenant avec les personnes qui nous entourent, en contribuant à diminuer leur souffrance et à leur apporter du bonheur ? Comment ? En pratiquant la Pleine Conscience. Le principe que Tolstoï nous offre paraît simple. Mais si nous voulons le mettre en pratique, il faut utiliser des méthodes de Pleine Conscience afin de chercher et trouver la Voie.

Notes & références

  1. Léon Tolstoï, Dernières paroles, 1985. 2

  2. À relire : l’humilité de la mission.

  3. À relire : aimer ce que l’on fait

  4. À relire : intelligence et amour.

  5. À relire : carte et territoire, et finalement tous les apprenti-sages, qui d’une façon ou d’une autre servent le changement de croyance.

  6. Thich Nhat Hanh, Le miracle de la pleine conscience — Manuel pratique de méditation, 1974.

Illustration originale réalisée pour FaciliterLeChangement.fr

Note : cet apprenti-sage faisait partie d'un de mes précédents sites (FaciliterLeChangement.fr) et je l'ai rapatrié et enrichi ici. L'illustration originale y est remise pour référence.

Réagir & partager

Je m'appelle Hugues Le Gendre et je convertis les problèmes complexes de mes clients en opportunités d'agir autement et de nous transformer (eux et moi).

Mes notes d'apprenti-sage sont la collection des petites choses du quotidien qui me nourrissent, modifient mes modèles mentaux, affinent ma philosophie de vie et me guident sur mon chemin d'apprenti-sage.

Une partie d'entre elles a été réunie dans un almanach : une invitation quotidienne au développement personnel et professionnel. En partageant des théories et des pratiques, documentées précisément et mises en lien avec la vraie vie, et en posant une question importante par jour, il contribue à devenir plus conscient⸱e, s'examiner honnêtement et actualiser sa propre philosophie de vie. En tout cas, ça en a été l'effet sur moi et sur des milliers de lecteurs depuis que je publie mon journal !
Il donne aussi une idée de ce que je cherche à insuffler dans mes interventions.

@lib/utils