Jugement majoritaire
Un mode de scrutin moderne, plus représentatif de nos avis ?
Je suis intéressé par les modes de gouvernance et la façon dont ils peuvent libérer les organisations. L’élection d’une personne à un rôle en fait partie, car elle peut créer de l’engagement et de la confiance. J’ai ainsi découvert avec beaucoup de curiosité le jugement majoritaire, comme une alternative au scrutin uninominal à 1 ou 2 tours, utilisé en France notamment pour l’élection présidentielle, mais aussi l’élection des délégués de classe, et de nombreuses décisions.
Le problème avec les modes de scrutins, c’est qu’ils ne sont pas parfaits et on de nombreuses limites : faire un choix au second tour entre des options qui ne nous plaisent pas — voter contre —, exprimer son avis sur seulement un candidat, ne pas prendre en compte les votes de protestation ou les votes blancs, favoriser les calculs autour du vote utile, finalement se retrouver avec un élu à 51% qui n’avait que 20% des voix au premier tour, etc.
Jean-Charles Borda, un mathématicien du XVIIIe, démontre ainsi le problème du scrutin, avec ce classement de 3 candidats par part de population :
% | 5% | 34% | 29% | 32% |
---|---|---|---|---|
1er | A | A | B | C |
2e | C | B | C | B |
3e | B | C | A | A |
Suivant le mode de scrutin, le même candidat ne ressort jamais vainqueur :
- uninominal à un tour : A avec 39%
- uninominal à deux tours : C avec 61%
- comparaison deux à deux : B, qui est au-dessus de C à 63% et au-dessus de A à 61%
Nicolas de Condorcet propose d’ailleurs ce dernier mode de scrutin, mais il arrive qu’il n’y en ait pas de vainqueur ! C’est à dire qu’il y a une forme de cycle où aucun candidat ne bat chacun des autres en duel : c’est le paradoxe de Condorcet.
Kenneth Arrow confirme ce résultat au XXe siècle avec le théorème d’impossibilité qui porte son nom et lui a valu le Prix Nobel d’économie1. Si on veut :
- que chaque voix ait le même poids — neutralité
- que l’élection soit toujours capable de désigner un gagnant — transitivité
- que le fait qu’un petit candidat qui n’a aucune ne chance de gagner ne bouleverse pas le résultat par son apparition — cohérence
- que le candidat jugé meilleur par tous soit le vainqueur — unanimité
alors, il n’y a pas de solution !
Le jugement majoritaire est un mode de scrutin à un seul tour inventé par deux chercheurs français du CNRS2 il y a une quinzaine d’années, censé pallier certaines limites de son alternative. Le process est simple.
- Plutôt que de demander de classer les candidats, ce système demande de juger chacun des candidats par un système de mentions : excellent, très bien, bien, assez bien, passable, insuffisant, à rejeter — cette dernière est à utiliser si on n’a pas d’avis
- Ensuite, on regroupe et classe toutes les mentions pour chacun des candidats, ce qui donne un profil de mérite
- Puis on regarde pour chacun la mention médiane, c’est-à-dire du bulletin du milieu du profil, qui garantit que la majorité des électeurs trouve que ce candidat est au moins de cette mention
- On compare ensuite les mentions majoritaires pour déterminer le vainqueur. En cas d’égalité, on calcule la part des électeurs qui donne une mention strictement meilleure et strictement moins bonne pour chaque candidat et on favorise le plus grand groupe3, ce qui permet de convenir au plus de monde possible. Cela revient à favoriser le candidat donc la médiane est la plus proche de la mention supérieure.
Ce système n’est pas non plus dépourvu de paradoxes et de critiques4. Il a été néanmoins utilisé ou considéré par des partis des deux bords ces dernières années et est soutenu par une association, Mieux voter5. Il a l’avantage de fournir beaucoup plus d’information sur la perception des candidats par les électeurs : rien de tel que de bonnes boucles de rétroaction ! Et a priori, il est le plus insensible aux votes stratégiques.
Je n’ai pas assez creusé pour en valider la pertinence complète, mais j’ai néanmoins trouvé très intéressante cette approche originale, plus partagée et surtout plus explicite.
Notes & références
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