Hugues Le Gendre

(note n°280 du )

(note reprise dans l'almanach : aller lire la version enrichie)

Le cadeau sacré de l'intuition

L'esprit intuitif est un don sacré et l'esprit rationnel est un serviteur fidèle

Cette citation est faussement attribuée à Einstein :

L’esprit intuitif est un don sacré et l’esprit rationnel est un serviteur fidèle. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le cadeau.

Même s’il ne l’a probablement jamais écrite ou prononcée, cette phrase représenterait assez fidèlement la pensée du génie1. Elle clôture un article2 fascinant sur le travail de Gerd Gigenzer, un psychologue qui a passé sa vie à étudier la prise de décision et a souvent pris le contre-pied de Daniel Kahneman, le chercheur à l’origine de la théorie du système 1 & 23 et de l’identification de nombreux biais cognitifs4. En voici les grandes lignes.

Il y a une différence fondamentale entre risque et incertitude : tu traites d’un risque lorsque tu connais toutes les possibilités, leurs probabilités et leurs conséquences, sinon c’est de l’incertitude.

Avoir des modèles peut fonctionner dans le premier cas, mais moins dans le second. L’approche quantitative de la décision — par exemple la liste de pros & cons faite par Darwin pour décider de se marier, approche recommandée ensuite par Benjamin Franklin sous le nom d’algèbre moral — s’adapte mal à des décisions qualitatives et à un monde dynamique.

La théorie de la rationalité limitée, notamment explorée par Daniel Kahneman et Amos Tversky essaie d’apporter des réponses. Ils ont posé le problème suivant pour démontrer la capacité de notre cerveau à se fourvoyer. Linda est une femme de 31 ans, célibataire, franche et intelligente. Elle a un diplôme de philosophie. Quand elle était étudiante, elle était très concernée par les problèmes de discrimination et de justice sociale, et a aussi participé à des manifestations antinucléaires. Quelle proposition est la plus probable :

Sans réfléchir, on a envie de choisir la réponse 2, qui colle mieux au personnage, alors même que la réponse 1 est strictement plus générale donc plus probable. Kahneman et Tversky partent de là pour explorer largement les biais cognitifs, dans une approche très mentale5.

Gigerenzer propose plutôt la rationalité écologique qui repose beaucoup sur l’instinct et des règles simples — des heuristiques — plutôt que sur la revue constante de nos biais. La vraie vie est très différente de la vie en laboratoire et Gigerenzer démontre que quelques règles empiriques et l’intuition sont parfois mieux adaptées.

Un de ses exemples favoris est la formule de Markowitz. Harry Markowitz propose dans les années 1950 une théorie d’investissement qui permet de déterminer la répartition optimale d’un portefeuille d’actions. En revanche, elle est assez complexe, si bien que Markowitz lui-même préfère une formule beaucoup plus simple, l’équipondération — un peu de chaque —, pour ses propres investissements !

Un autre exemple est la trajectoire d’interception d’une proie par un rapace. L’oiseau de proie ne va pas avoir un modèle complexe d’évaluation de l’endroit où sa proie sera l’instant d’après, il va simplement choisir une trajectoire pour lui qui maintient constant un angle entre sa tête et sa proie. Et ça marche !

Finalement, il préfère une règle simple fonctionnant dans un environnement complexe à une règle complexe fonctionnant dans un environnement simplifié. Et contrairement à Kahneman et Tversky qui se concentrent sur les désavantages des heuristiques, Gigenzer choisit de se concentrer sur leurs avantages. Et il n’est pas étonnant que le groupe de recherche formé par Gigenzer soit très diversifié : mathématiciens, économistes, biologistes et philosophes6.

À une époque où l’intelligence artificielle se développe fortement, avec des modèles complexes et opaques, une petite piqure de rappel sur l’avantage des règles simples a du bon.

Notes & références

  1. Bob Samples, The Metaphoric Mind: A Celebration of Creative Consciousness, 1976.

  2. À lire en entier ici (en anglais).

  3. À relire : système 1, système 2.

  4. À relire : tous les apprenti-sages publiés le vendredi ces derniers mois.

  5. À relire : le biais de lister des biais.

  6. À relire : loi de la proximité.

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Je m'appelle Hugues Le Gendre et je convertis les problèmes complexes de mes clients en opportunités d'agir autement et de nous transformer (eux et moi).

Mes notes d'apprenti-sage sont la collection des petites choses du quotidien qui me nourrissent, modifient mes modèles mentaux, affinent ma philosophie de vie et me guident sur mon chemin d'apprenti-sage.

Une partie d'entre elles a été réunie dans un almanach : une invitation quotidienne au développement personnel et professionnel. En partageant des théories et des pratiques, documentées précisément et mises en lien avec la vraie vie, et en posant une question importante par jour, il contribue à devenir plus conscient⸱e, s'examiner honnêtement et actualiser sa propre philosophie de vie. En tout cas, ça en a été l'effet sur moi et sur des milliers de lecteurs depuis que je publie mon journal !
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