(note reprise dans l'almanach : aller lire la version enrichie)
Généraliste ou spécialiste
Labourer largement ou creuser un puit en profondeur
Dans ma pratique professionnelle, depuis même mes études académiques1, s’opposent régulièrement en moi deux chemins possibles :
- celui de devenir spécialiste d’un sujet : d’y consacrer ma vie, ou du moins une grande partie, afin d’atteindre un niveau de maîtrise et d’expertise poussé
- celui de rester un généraliste : explorer largement de nombreux sujets en essayant tout de même d’atteindre pour chacun une forme suffisante de maîtrise, ou au moins de compréhension
L’approche en profondeur — ma connaissance ressemble à une barre verticale — s’oppose à l’approche en largeur — ma connaissance ressemble à une barre horizontale.
Cette dualité d’approches se manifeste souvent en moi par une tension sur la route à suivre, notamment lorsqu’il s’agit de décider de mes prochaines formations, de choisir un livre à lire, de me présenter à des prospects, etc. Elle vient notamment d’une équation économique difficile à équilibrer lorsqu’on est freelance qui est le reflet d’un écart entre deux facettes du problème. D’un côté, il y a ce que je voudrais faire de ma vie et de l’autre ce que la société valorise — en tout cas dans mon cadre de vente d’interventions.
Je crois qu’au cœur, je suis vraiment un touche-à-tout. J’ai une curiosité à très large spectre : mathématiques, psychologie, code, spiritualité, data-science, design, finance, écriture, stratégie, charpenterie, théorie des organisations, escalade, innovation, etc. Dans une même journée, je peux passer de la lecture d’un article qui prouve mathématiquement des sujets de programmation fonctionnelle poussée, à aller fendre des bûches dans mon jardin, avant de lire un livre sur Spinoza, puis réaliser une aquarelle2. J’ai choisi une école d’ingénieur prestigieuse et généraliste dans cette optique.
Mais j’ai la croyance qu’il est difficile de valoriser professionnellement cette facette homme-orchestre. Les niveaux d’intervention en organisation que je pratique me poussent à ne mettre souvent en lumière qu’une facette : le spécialiste de l’innovation collaborative, le coach professionnel, le codeur. Mes clients cherchent des experts dans un sujet, plus que des multispécialistes... surtout les grosses structures qui ont les moyens de recruter plusieurs spécialistes. Donc je perds en lisibilité à exposer tout ce qui m’anime... et je n’en ai souvent pas le temps !
Je me demande régulièrement si je ne dois pas me consacrer à un sujet en particulier et le creuser à fond, développer cette barre verticale afin de ressembler au fameux consultant en forme de T3 — une connaissance profonde plus un vernis large sur de nombreux autres sujets. Moi, j’ai plutôt l’amorce d’un petit peigne — plein de sujets très différents que j’aime creuser sans vraiment y passer de nombreuses années. J’ai quelques marottes, par exemple coder, mais j’ai choisi de ne pas en faire un métier.
Je suis toujours content de lire des réflexions sur le sujet, afin d’enrichir mon approche... ou me rassurer sur mes choix.
Il y a quelque temps, on m’a partagé un article4 d’Ichak Adizes5 6 intitulé « les bénéfices d’être superficiel » dans lequel il défend son modèle généraliste. Il détoure 2 types de chercheurs : ceux qui s’intéressent au détail et creusent en profondeur — ils s’intéressent aux points — versus ceux qui s’intéressent au pattern et creusent en largeur — ils s’intéressent à ce qui connecte les points. Selon lui, les premiers courent le risque de savoir de plus en plus de choses à propos de moins en moins de choses, au point de presque tout savoir sur presque rien, alors que les seconds sont plutôt des philosophes pratiques.
Cette réflexion me parle bien. Et cette expression aussi : philosophe pratique.
J’ai lu aussi une analyse7 du dernier livre de David Epstein sur le sujet8. On peut y lire que les modèles de réussite de la spécialisation très forte dans un domaine d’apprentissage amical avec des règles claires — p. ex. jouer aux échecs — ne fonctionnent pas dans le monde réel d’apprentissage méchant9 qui a des règles plus floues — p. ex. la vraie vie. Selon Epstein, le monde a plus en commun avec la musique jazz que la musique classique. Et d’ailleurs, une étude10 qu’il cite a montré que les professeurs qui éduquent les élèves de façon large — non rigides, sur la base de principes plutôt que de connaissance par cœur, etc. — obtenaient des notes moins bonnes dans leur matière, mais globalement bien meilleures en prenant en compte aussi les autres matières. Alors même que ces professeurs étaient évalués comme moins bon.
C’est assez fascinant et ça me donne envie de lire le livre, au risque de succomber facilement à mon biais de confirmation11.
Le dilemme intérieur n’est pas résolu, mais ça me clarifie12 de le poser dans ce journal d’apprenti-sage.
Notes & références
-
J’ai choisi une école prestigieuse d’ingénieurs généralistes. ↩
-
Je force un peu le trait sur ce dernier exemple, car je ne fais plus beaucoup d’aquarelles... ↩
-
J’ai d’ailleurs travaillé quelque temps à une formation visant à développer la barre horizontale du T chez des gens très I. ↩
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Déjà rencontré plusieurs fois ici : PAEI ; CAPI ; démocrature et boucle du changement. ↩
-
I. K. Adizes, Mastering Change: The Power of Mutual Trust and Respect in Personal Life, Business and Society, 1992.
I. K. Adizes, Managing Corporate Lifecycles: Complete Edition, 2017. ↩ -
David Epstein, Range : Why Generalists Triumph in a Specialised World, 2019. ↩
-
Selon les expressions du psychologue Robin Hogarth. ↩
-
S. E. Carrell et J. E. West, « Does Professor Quality Matter? Evidence from Random Assignment of Students to Professors », Journal of Political Economy, 2010, 118 (3). ↩
-
À relire : biais de confirmation. ↩
-
À relire : parler tout seul à voix haute. ↩
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